Valentine monta à pas de loup les marches du grand escalier, comme si elle craignait qu’un craquement coupable ne réveille les fantômes du manoir ; du rez-de-chaussée lui parvenaient les bribes animées du salon de fortune où la majorité de ses camarades s’étaient rassemblés pour une énième veillée politique, alors que dehors, à en croire Silas, les loups de la péninsule rôdaient — elle imaginait Zacharie, dans tout son idéalisme naïf et presque touchant, le poing levé, les yeux brillants, se cramponnant aux préceptes guerriers de l’empire face aux aristocrates ressassant les méfaits du diktat militaire et, entre les deux, Alexia prônant du haut de son mètre soixante la révolution populaire sans qu’à aucun moment elle n’avance de méthodes pour mener à bien cette révolution. Valentine se préservait d’exprimer une opinion franche et définitive sur l’empire, elle estimait ne pas avoir les codes nécessaires au déchiffrement des enjeux stratégiques du vieux continent ; elle se contentait de prendre ce que la voie militaire lui offrait, une forme d’épanouissement qu’elle recherchait sans toutefois parvenir à la définir clairement, un manque originel qui s’effaçait dans l’action (d’après Ovide, nous avions tous, hommes et femmes, un creux en nous, et nous passions l’intégralité de notre existence à tenter de le combler, sans jamais y parvenir vraiment) ; elle espérait tout au moins être utile à son peuple, à ses proches, à sa famille cloîtrée derrière les murailles de la nouvelle Ève. Valentine s’engagea dans l’un des couloirs droits qui desservaient l’étage. Valentine ne savait pas où se cachaient Hermione (probablement à conspirer avec son cousin dans l’une des chambres), Orphée (elle ne l’avait même pas vu partir [qu’est-ce qui tracassait ainsi le berseker ?]), Cassien (fuyant un nouveau désagrément), Nausicaä (sans doute non loin des perroquets), mais elle savait où s’était réfugiée la dernière des solitaires, un savoir qui relevait moins de l’intuition que d’une compréhension mutuelle. Valentine poussa la porte menant à la terrasse orientale : elle vit d’abord une chevelure, cascade figée d’un blanc opalin sous l’éclairage lunaire, puis des filets de fumée s’envolant vers le ciel, et enfin son amie dans toute son entièreté, accoudée à la rambarde — Kyra savourant en privé le luxe d’une cigarette. La girl kick-ass s’accouda aux côtés de la sniper ; après un long moment de silence partagé, son amie tourna vers elle son regard bleu glace. L’amitié ne s’expliquait pas, elle était le jeu de coïncidences, d’assonances, de partages ; Valentine et Kyra s’étaient croisées par hasard lors des exercices de tir, coéquipières imposées, chacune avait alors vu dans l’autre le reflet de sa propre conviction — elles suivaient le même chemin pour remplir leurs creux respectifs. Le creux de la nordique était toutefois plus profond : le pays natal de Kyra avait été annexé à l’empire plus d’une décennie auparavant, dans le ventre mou de la guerre, sa famille décimée lors des combats ; Kyra, comme beaucoup d’orphelins, était devenue par la force des choses une enfant de l’empire destinée à trouver sa voie à l’académie impériale. Être destinée à se battre sous les couleurs de ceux contre qui vos parents se sont battus devait être un fardeau incommensurable, même si Kyra s’en défendait d’un haussement d’épaule — “si ce n’avait pas été l’empire, c’est la république qui aurait fini par tuer mes parents”. L’empire et la république. Nourries avec les cendres des premiers brasiers de la guerre, nées des ruines d’anciennes nations effondrées sous le poids de leur orgueil, deux nouvelles factions antagonistes avaient émergé : l’empire au levant, la république au couchant. Plusieurs enclaves autonomes demeuraient, mais leur nombre diminuait au fil du temps et les stratèges de l’académie prévoyaient leur extinction à plus ou moins court terme ; à moins de croire au fantasme gothique de Nicétas et à l’effondrement rêvé des deux blocs, il n’était pas fataliste mais raisonnable de penser que l’empire et la république allaient se partager comme des prédateurs affamés tous les restes du festin guerrier qui avait dévoré de l’intérieur toutes les frontières du continent. “Des loups en […]

Oh, mais, pourquoi couper ? Pourquoi si peu ? Pourquoi se contenter d'un avant-goût, hein, pourquoi ? Abonnez-vous et recevez à la carte les fragments de ce texte !