Chasse sauvage

[Kyra] Le solstice, jour par excellence de la chasse d’été, ode aux dieux solaires, jour de canicule sur le vieux continent dont les deux derniers titans moribonds se disputaient les restes ; la sniper, allongée sur la terre chaude, un masque de loup jeté négligemment au sol à côté d’elle, cala sa mire sur l’entrée de la panagia. [Pallas] Le loup couvrait l’avancée de ses deux subalternes, qui ne se trouvaient plus qu’à quelques mètres des marches de la chapelle ; le refuge des agneaux n’avait pas changé, leur prédateur riait de l’ironie qui les avait conduits dans le lieu de culte de la déesse chasseresse. [Athanase] Le mortel, sur lequel l’emprise du scorpion et du vétéran pesait encore, s’avançait, en tout confiance ; il sentait la terreur de ses proies rayonner de l’édifice — autour, la forêt s’était tue, suspendue à l’issue de la chasse, au triomphe des héros. [Oreste] Aux abords de la clairière, l’addict avait eu le temps d’apercevoir une silhouette franchir le seuil de la panagia, trop calmement pour signifier qu’ils avaient été repérés ; les poissons étaient dans la nasse — cette chapelle du passé qui scintillait d’un bleu solaire. [Callisto] Après avoir alerté ses compagnons de l’arrivée des traqueurs, la solitaire s’allongea au fond du bâtiment, derrière une barricade de fortune, s’intercalant entre la rebelle et le métis ; elle espérait que le plan d’Orphée fonctionne, ils étaient moins bien armés mais plus nombreux, ils pouvaient survivre ; en ultime espoir, elle pensa aux loups qui les avaient suivis jusqu’ici, aux loups qui étaient déjà venus une fois à leur secours. [Orphée] Le berseker attendait, tapi dans l’obscurité ; leur sort se jouerait en une poignée de secondes, à sa rapidité d’action et de choix — une seconde tu vis, deux secondes tu meurs ; jamais l’instinct de guerre ne lui avait paru aussi proche. [Roxane] La princesse défigurée faisait les cent pas dans le jardin en friches, le lapin anti-militariste de son tee-shirt à présent couvert de sang, veillant sur la vierge assoupie ; la solitude, vieille amie refoulée, s’insinua en elle : Et si Pallas ne revenait pas de la chasse ? [Nausicaä] L’aviatrice transpirait, exposée aux feux d’un soleil infernal qui ruisselait sur le toit de la panagia, mais masquée — elle l’espérait — par le fronton triangulaire de la femme à l’enfant (l’édifice avait dû être dédiée à la sainte vierge avant d’être rebaptisée en l’honneur d’une déesse de la chasse locale) ; le berseker lui avait confié le rôle du joker : si la contre-offensive d’Orphée échouait à leur donner l’avantage, elle devait intervenir pour rétablir leurs chances ; Orphée avait misé sur le manque de précautions de leurs poursuivants, au bruit des pas lourds qui lui parvenait, l’aviatrice estima que le berseker avait vu juste. [Athanase] Épaule contre épaule, les deux hommes aux masques de loups pénétrèrent à l’intérieur de la panagia, pressés d’en finir, de brandir la peau écorchée de leurs proies ; le canon du fusil mitrailleur pointé en avant, le mortel était prêt à déverser sa rage. [Orphée] Le guerrier hésita à passer à l’action — une seconde de trop. [Pallas] Le loup s’arrêta dans l’embrasure, un bon mètre derrière Oreste et Athanase, et constata non sans déception la maigre résistance affichée par les agneaux : des bancs et des pierres avaient été entassés au fond de la pièce en une barricade rudimentaire derrière laquelle les plus faibles d’entre eux devaient se terrer (la déesse trônait à présent face à des rangées vides — un cadavre de lapin à ses pieds ?) ; les fenêtres latérales avaient été obstruées par des planches, insuffisantes pour plonger entièrement la pièce dans l’obscurité (Pallas remarqua un scintillement inhabituel sur le sol devant lui — il réalisa en même temps que les supports des lampes à huile qui bornaient les coursives étaient vides). [Nicétas] Le goth respirait le plus silencieusement possible, à l’étroit sous une planche ; il avait entendu les chasseurs entrer, le moment était proche ; une ombre masqua la lumière filtrant à travers les interstices du bois, le plongeant davantage dans les ténèbres du hasard. [Alexia] La rebelle, encore vêtue du débardeur lapin qu’elle portait la nuit où Zacharie avait été assassiné, tremblait : ils allaient tous mourir, le plan d’Orphée était insensé, elle regrettait ne pas avoir fui avec Nicétas alors qu’ils en avaient eu l’occasion, mais, pris dans l’enchaînement des événements, ils avaient suivi le berseker dans sa folie, une folie qui leur vaudrait à tous d’être enterrés dans cette chapelle païenne. [Hateya] La miwok ne respirait plus ; elle écoutait le silence, un silence un temps troublé par le passage des preneurs de graisse, le silence de la forêt ; elle comptait. [Roxane] Pallas la rejetterait, c’était une évidence ; face à une vitre poussiéreuse du salon, la princesse défaisait un à un, ignorant la douleur, les bandages qui retenaient sa mâchoire fracturée ; quant elle eut fini, elle dut admettre la vérité : elle était monstrueuse, laide, elle était devenue une créature qui ne pourrait vivre et se montrer en plein jour que sous un masque ; Pallas la rejetterait ; elle voulut hurler mais, tombant à genoux, seuls des pleurs craquelés s’élevèrent de sa gorge. [Cassien] Pour la première fois de son existence, le métis n’avait pas peur ; il serait du côté des vainqueurs ; Tengri guiderait ses gestes. [Kyra] Un loup gris rôdait à la lisière de la clairière cernant la panagia ; la sniper le cibla un instant puis, s’abstenant, se remit en position d’attente, la mire sur l’entrée de la panagia d’où elle pouvait deviner la silhouette solaire de Pallas. [Nausicaä] Inquiète, l’aviatrice osa un regard par-dessus la pierre jaunie du fronton : personne entre l’édifice et la forêt — si ce n’était la présence omnipotente du soleil. [Kyra] Un reflet bleuté sur le toit alerta la sniper ; elle tira au jugé. [Nausicaä] La balle transperça le silence et le cuir chevelu de l’aviatrice ; elle perdit l’équilibre et son corps bascula par-dessus le rebord du toit ; elle mourut avant d’avoir touché terre, en plein vol — maigre consolation pour celle qui, faute de n’avoir pu rejoindre son île, conservait l’honneur de n’avoir rejoint aucun clan. [Orphée] Il avait trop attendu ; le coup de feu l’électrisa et le berseker se jeta en criant de la poutre en surplomb de l’entrée au moment même où Pallas levait et ses yeux et son arme vers lui ; prenant pour cible le chasseur le plus proche, le guerrier rouge l’aspergea d’huile avant de se réceptionner sur ses deux pieds ; la vasque vide roula, emplissant d’un écho métallique surnaturelle la panagia. [Pallas] Le loup envoya une volée de balles, balayant l’air au-dessus de ses hommes ; mais il manqua, de peu, l’agneau aux cheveux rouges qui avait osé le défier. [Oreste] L’addict, en pleine extase mais déboussolée par le coup de feu et l’attaque éclair d’Orphée, pivota vers le guerrier, celui-là même qui avait assassiné sa bien-aimée cousine, et sans scrupules envers Athanase, la pièce rapportée, qui se trouvait derrière l’agresseur, il ouvrit le feu. [Nicétas] Au cri d’Orphée — le signal convenu — , le goth jaillit de terre, comme d’entre les morts, émergeant du trou qu’ils avaient agrandi entre les pierres et camouflé avec une vulgaire planche ; il craqua une allumette et planta un pieu enflammé — un bout de bois taillé avec le couteau du berseker (personne n’avait osé lui demander ce que son couteau faisait à côté du cadavre dépecé d’un lapin) — dans le dos suintant d’huile de l’addict. [Roxane] La princesse ne parvenait pas à admettre son nouveau rôle, celui du crapaud, du monstre ; se relevant, dans les pleurs et malgré la douleur, elle avisa la vierge — boire son sang n’avait pas suffi. [Athanase] Mortel il fut, mortel il mourut ; lors des derniers instants le souvenir de Zacharie chassa au loin les ombres funestes d’Orion et de Saturne ; dans l’incompréhension d’avoir été fauché par un coéquipier, par un chasseur, par un loup de sa meute, Athanase avait retrouvé le frère d’arme auquel il n’avait pas su rester fidèle. [Orphée] Le berseker savoura sa propre fin comme il se devait : on avait beau parler de stratégie, d’endurance, de tactique, d’entraînement, il savait qu’une victoire ne se devait qu’à l’instinct, à la maîtrise du hasard seconde après seconde ; endurant l’infinie douleur infligée par les blessures de l’arme d’Oreste, il s’empara du fusil d’Athanase sans résistance de la part de ce dernier et le projeta vers le fond de la chapelle, puis, comme si la mort n’était pas une fin en soi, et dans le souci de protéger Nicétas d’une rafale mortelle, il se jeta de toutes ses forces sur Pallas ; enfin, souriant, dans une félicité dépassant celle qu’il avait ressentie en poignardant son amante, Orphée mourut. [Oreste] Surmontant la douleur qui irradiait dans son dos, l’addict leva sa main gauche pour arracher son masque de loup, étouffant, et le jeter au sol (sans s’inquiéter du feu qui prenait sur son dos et ses épaules) ; l’huile répandue au sol s’embrasa au contact du masque enflammé ; Oreste chercha du regard son assaillant pour le frapper de la crosse de son arme mais celui-ci avait fui vers le chœur ; ignorant les flammes qui montaient du sol et celles qui consumaient sa tenue, le chasseur enragé s’avança en réarmant son fusil mitrailleur. [Pallas] Le loup reçut le corps sans vie du berseker, et le fit basculer sans mal, le laissant s’effondrer dans l’embrasure de la panagia, à cheval entre l’ombre et la lumière, entre la damnation et le pardon ; écœurer par la faiblesse de ses derniers hommes, les absents ne lui manquèrent que d’autant, il contempla bouche bée Oreste prendre feu sans avoir le réflexe d’ôter ses habits — maudit drogué. [Hateya] Le coup de feu sur Nausicaä révéla à l’indienne l’emplacement de la sniper (moins de cinquante mètres) ; elle sortit sans bruit de sa cachette, avançant à quatre pattes vers la blancheur de sa proie. [Kyra] L’enfant des terres du nord s’inquiétait des événements à l’intérieur de la panagia (elle savait qu’Oreste et Athanase n’étaient pas à la hauteur de cette chasse) ; elle avait entendu deux rafales puis le corps à la chevelure rouge du berseker s’était effondré à l’entrée du bâtiment (elle l’avait ciblé mais il paraissait bel et bien sans vie) ; elle aperçut un nouveau loup piétiner à une centaine de mètres d’elle — dans la lumière du solstice, il paraissait blanc, un signe de mauvais augure. [Roxane] La princesse toisa la vierge, toujours inconsciente, ses doigts enserrés sur la dague sacrificielle, hésitant sur les actions à mener : tracer des lignes funéraires sur tout le corps de Thècle, dépecer son visage si doux, si banal, ou crever son ventre, percer son hymen, ou plus prosaïquement transpercer son cœur et s’en nourrir ? [Callisto] Comme prévu dans le plan du berseker, ce dernier avait réussi à arracher une arme aux chasseurs et à leur envoyer ; il revenait à la solitaire de s’en saisir (Alexia et Cassien, trop faibles, n’avaient pas leur place dans le plan) ; mais à sa grande surprise, le métis la doubla pour s’en emparer. [Nicétas] Le berseker avait envisagé deux options, soit leur attaque surprise fonctionnait et ils devaient tenter leur chance au corps à corps, soit ils devaient s’en remettre à la couverture de Callisto ; le goth avait prévu de toutes facons de s’en remettre à cette seconde éventualité, plus prudente à ses yeux, aussi il n’avait pas attendu pour foncer vers le chœur, profitant de la confusion derrière lui ; il fut stoppé, non par l’un des chasseurs, mais par le maigrelet Cassien qui dirigea le fusil mitrailleur vers lui. [Cassien] “Ne bouge pas, puis, faisant signe à Callisto et Alexia de sortir de leur planque, sortez, maintenant” ; la voix du métis, dont il forçait le ton, tremblait. [Pallas] Souriant sous son masque, le loup se baissa pour s’emparer de la dague qu’Orphée portait à sa ceinture, une jolie pièce qu’il envisageait déjà d’utiliser dès le lendemain pour le sacrifice de la vierge. [Oreste] Dans la confidence, l’addict dévoila lui aussi ses crocs, fier de la performance de leur souffre-douleur (Silas l’aurait dit mieux que lui : on néglige trop l’importance du loup oméga dans une meute) ; réalisant, enfin, que ses habits étaient en feu, il jeta sa veste sur le sol — le feu mourut, là et à l’entrée de la panagia reconvertie en sanctuaire de la déesse chasseresse ; la contre-offensive des agneaux s’était éteinte. [Nicétas //Cassien] “Putain, qu’est-ce qu’il te prend ?” // “Va avec elles !” La voix du métis persistait à trembler, celle du goth demeurait ferme ; Nicétas recommença à avancer, convaincu que Cassien ne lui tirerait pas dessus : “Pourquoi tu fais ça ?” [Cassien] Parce que eux seuls pouvaient protéger le métis d’eux-mêmes, parce qu’eux seuls pouvaient tenir la promesse que Nicétas lui avait faite, parce que seuls les loups lui offraient de rejoindre une meute où il aurait sa place. [Nicétas] Le goth n’était plus qu’à cinq mètres du métis. [Oreste] L’addict épaula son fusil, au cas où ; s’il devait tirer, la perte du métis ne serait pas plus préjudiciable que celle d’Athanase. [Cassien] “N’approche pas ou je tire !” [Nicétas] Le goth s’arrêta à deux mètres ; il était plus rapide que ce souffreteux — il pouvait se saisir du fusil mitrailleur et le retourner contre les loups qu’il sentait prêt à bondir derrière lui. [Callisto] L’attaque d’Orphée avait échoué ; ils ne pouvaient plus compter que sur Nausicaä en joker sur le toit et Hateya laissée à elle-même en lisière de la clairière (Callisto espérait sans trop y croire que le premier coup de feu n’avait pas été fatale à l’une d’elles) ; si l’une ou l’autre arrivait à s’emparer de l’arme de Kyra, restée vraisemblablement en arrière-garde, ils pouvaient encore renverser la situation. [Alexia] La rebelle n’était pas défaitiste, elle se rappelait comme elle avait tenu tête au loup la nuit dernière, comment elle l’avait blessé ; elle se devait d’agir à nouveau, elle avait trop subi (la mort de Zacharie, celle de Rhadamanthe, et maintenant peut-être celle de Nicétas) ; elle était une combattante ; sa main se referma sur l’épieu qu’Orphée leur avait laissé en dernière chance. [Hateya] L’indienne n’était pus qu’à cinq mètres de sa proie. [Roxane] Oui, la princesse prélèverait son cœur à la vierge ; Roxane dessina délicatement les contours de la poitrine de Thècle avec la lame ensanglantée, puis, retenant son souffle, elle arma son bras droit en hauteur, pointe en avant, un rictus monstrueux déformant sa mâchoire brisée — quand soudain la terre se souleva. [Les loups] Ils hurlèrent à l’unisson ; les loups s’étaient tenus à distance à escient, pressentant le réveil de la terre ; un vaste séisme secoua la forêt, partant du lac asséché du manoir et rayonnant bien au-delà de la panagia ; les dernières vitres de l’auguste demeure se brisèrent, le piédestal de la statue se fendit propulsant le dieu faune au fond du lac, le pigeonnier vacilla avant de s’écrouler en un nuage de poussières grises, une faille s’ouvrant du lac jusqu’au puits menaça d’engloutir le manoir tout entier, les baies de l’observatoire implosèrent, les toits du salon de chasse et des écuries s’affaissèrent comme enfoncés par les poings de titans, les murs de la remise et du garage s’effondrèrent dans un fracas métallique, l’auvent fut soufflé, le logis des domestiques céda à son tour comme un château de cartes balayé d’un revers de main, le puits s’effondra sur lui-même devant Roxane médusée, tombée à genoux, les bras en l’air, le regard en arrière vers le manoir qui brutalement, de façon surnaturelle, se replia en deux avant d’être avalée par la faille grandissante, laissant derrière lui, à l’image du vieux continent, un champ de pierres brisées sans mémoire et sans avenir ; tout autour les tremblements avaient déraciné des arbres, les laissant dans des postures inachevées tels des géants de bois foudroyés en pleine action ; dans la clairière, loin de l’épicentre, la panagia avait tenu deux minutes avant de […]

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